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  • Madeleine Hamel

La peau de l'oeuvre, ou retour sur les étapes d'un processus créatif

Dernière mise à jour : 26 oct. 2023


Ainsi, la peau de l’œuvre est la couche à la fois soyeuse, souple, parfois rigide ou rugueuse par laquelle peut se réaliser le passage… [i]


Des millions de gens créent, certains ont la chance d’être reconnus par le public et moins encore passeront à la postérité. À la galerie d'art, nous offrons des ateliers de créativité, ceci veut dire que nous sommes plus intéressées, Sylvie et moi, par ce qu’Anzieu appelle « la poïétique »[ii], c’est-à-dire ce qui touche aux mécanismes de la production d’une œuvre par un artiste, plutôt que par l’esthétique, soit l’évaluation ou l’effet de cette œuvre sur le public. En d’autres mots, nos ateliers cherchent à faire émerger chez la personne l’origine d’où cela vient. Il ne s’agit pas ici de faire de l’art-thérapie ni de verser dans la psychanalyse, mais plutôt de se centrer sur les étapes du processus créatif, car il faut bien le préciser dès le départ, la création découle d’un processus.


Faisons dans un premier temps la différence entre créativité et création en se basant sur les propos d’Anzieu. La créativité est, selon lui, un ensemble de prédispositions de caractère qui peuvent se cultiver et se trouvent sinon chez tous, du moins chez beaucoup. La création, quant à elle, c’est l’invention ou la composition d’une œuvre qui répond à deux critères, soit l’apport de nouveauté et la reconnaissance de sa valeur par le public.


La créativité réfère donc à une aptitude, tandis que la création est une production. Ce n’est pas parce qu’on est créatif qu’on est forcément un créateur. Être créatif peut s’exprimer de plusieurs façons au quotidien : par l’invention d’un bidule pour solidifier une chaise, par la métamorphose d’une recette alors qu’il nous manque certains ingrédients, ou encore la création d’une activité pour occuper les enfants un jour de tempête. Peu importe l’origine, il y a à la base une problème à résoudre.


Mais en art, comment peut-on passer de la créativité à la création? C’est ce qui nous intéresse particulièrement et qui est à la base des ateliers que nous offrons : créer un passage entre notre créativité, parfois bien enfouie, vers la création, c’est-à-dire l’émergence d’un travail qui sera, éventuellement, présenté au monde. C’est pourquoi l’effet salutaire du groupe sera d’une grande importance. J’y reviendrai plus loin.


Le processus créatif passe par bien des étapes et cela prend du temps. C’est ainsi que nous ne pouvons pas prétendre qu’une œuvre sera toujours achevée au terme d’un jour d’atelier. Notre but n’est pas tant la finalité que de rendre les participants sensibles au processus qui s’installe en eux. À titre d’exemple, on a beaucoup vanté depuis quelques années les mérites d’un entraînement physique par intervalles (i.e. séances d’exercices à intensité modérée auxquelles on intègre des courts segments d’exercices à haute intensité). C’est un peu la même chose dans le processus créatif : pour qu’il soit efficace, il faut alterner conscient et inconscient.


Anzieu explique que la création fait suite à une « crise ». Il faut comprendre ici ce terme comme un travail intérieur qui s’est déjà installé et qui a comme objectif soit une remise en question, un nouvel équilibre, un projet ou un dépassement de soi. Ce processus peut autant provenir d’événements significatifs (deuil, accident, changement de profession ou de style de vie, etc.), que d’événements plus difficiles à cerner (rêves, rencontres, etc.). Ces changements peuvent longtemps germer en nous avant de trouver une voix/voie d’expression. C’est pourquoi les participants qui s’inscrivent aux ateliers arrivent chargés d’émotions, d’idées, de projets, curieux de pouvoir explorer de nouveaux médiums pour les exprimer. Ils ont suffisamment incubé pour avoir le désir de créer quelque chose qu’ils n’arrivent pas, bien souvent, à nommer.


Nous pourrions dire cependant qu’ils sont en état de vigilance, comme une sentinelle qui scrute le monde autour d’eux et en eux. Le plus difficile à ce moment-là est de laisser les idées rationnelles et le vocabulaire habituel de côté pour aborder le monde des images.

On saisit – ou on est saisi – par une idée, comme une sensation vague que quelque chose va émerger de soi. Déjà, il y a un problème à résoudre…


Exploration et saturation

Qui n’a jamais conté à un ami un moment difficile, crucial dans sa vie, et s’est aussitôt fait gratifier d’une solution à l’emporte-pièce alors qu’il voulait simplement être entendu, reçu? Frustrant pour certains. C’est parce qu’on le fait souvent avec soi-même : tenter de trouver une réponse sans avoir pris le temps de se laisser immerger par l’inconfort de ne pas savoir, trouver.


Comme on ne crée pas à partir du néant, il faut savoir prendre le temps de recueillir des informations, d’explorer mais aussi d’observer. En développant la curiosité, l’intuition vague va finir par se fixer en formes, couleurs et mots.


Rien de ce qu’on trouve à cette étape ne doit être tassé du revers de la main ou ne doit être qualifié « d’idées folles ». Il faut se poser des questions : Que veut-on exprimer (émotions, sensations)? Que veut-on faire ressentir à ceux qui verront notre œuvre? Quel est le meilleur style à explorer pour décrire ce qu’on veut transmettre?


Gestation

Je m’organise toujours pour que cette étape coïncide avec l’heure du lunch ou la démonstration d’une technique particulière qui a parfois peu à voir avec l’activité en cours. C’est l’étape du lâcher-prise, le moment où il ne faut plus penser à ce qu’on faisait et laisser l’inconscient faire son travail. C’est de cette façon que le cerveau droit entre en action : préparer son repas, jaser avec les autres, aller prendre une marche, etc. En somme, faire des activités qui sont peu consommatrices en charge mentale. C’est aussi simple que ça.

Si vous êtes chez-vous, faites n’importe quoi d’autre : du vélo, de la course, préparer un repas, écouter la télé, jouer sur son ordinateur, faire une sieste, parler au téléphone, aller maganiser. Peu importe…


Euréka!

Bon, ça ne se passe pas toujours par une illumination! C’est pas tout le monde qui, comme Alexander Fleming, a découvert la pénicilline par hasard! Mais une chose est sûre : les meilleures idées ou solutions arrivent souvent aux moments les plus inopportuns (dans la douche, en pleine nuit alors qu’on se réveille, en jasant de banalités avec quelqu’un, etc.). Pourquoi? Parce qu’on n’est pas en train de faire un effort intellectuel pour résoudre un problème.


En d’autres mots, ne vous acharnez pas sur une œuvre jusqu’à ce qu’elle soit terminée parce que sinon, elle terminera probablement dans la poubelle ou sous un amoncellement d’autres toiles dans le fond d’un bac ou sur une tablette! Comme j’aime à dire : « Sacrez-lui patience… et à vous aussi, par le fait même! ».


Création de l’œuvre

La seule place où le Succès arrive avant le Travail c’est dans le dictionnaire!

Une œuvre, c’est du temps. Du temps (on ne sait pas combien, vive l’incertitude!), mais c’est fait d’ébauches, de tâtonnements, de couches par-dessus couches, de reprises, de retouches. En un mot, du travail!


Un atelier donne du temps pour mâter l’exigence en soi, le conflit entre ses préjugés personnels et ses peurs que cela ne soit pas « beau », ou que cela ne soit pas reçu comme « beau ». Pour certains, ces peurs sont suffisantes pour ne pas s’inscrire à un atelier, mais il faut comprendre que le groupe a ici toute son importance. Parce qu’on peint souvent dans la solitude de son studio, de son sous-sol, seul(e) face à sa toile, dans le cadre sécurisant de son « home, sweet home ». Le groupe revêt ici une fonction non seulement dynamique (pour mobiliser l’énergie des participants), mais aussi une fonction d’échanges de connaissances et d’oreille attentive et bienveillante pour encourager à explorer plus avant. Le groupe sert de catalyseur pour contrebalancer le jugement négatif qu’on porte trop souvent sévèrement envers soi-même (pas besoin des autres pour se dénigrer, hein?). Comme nous sommes souvent nous-mêmes aveuglés par notre propre notion de ce qui est beau ou laid, le groupe sert de moteur pour explorer plus avant et dépasser cette limite.


La création n’est donc plus solitaire mais « accompagnée » et porteuse de nouvelles avenues jusque là inexplorées.


Exposition

Exposer, c’est s’exposer. Mais cela permet aussi de se détacher de l’œuvre – de soi – en l’exposant avec, en filigrane, la peur omniprésente des jugements, des critiques. Ce qui veut dire qu’à partir du moment où une œuvre est achevée, elle ne nous appartient plus. Cela exige un travail de deuil afin de la laisser aller, mais, en compensation, quelque chose qui naît à partir de ce que le spectateur comprend et qu’il s’approprie, souvent différemment de ce que l’on voulait exprimer.


Cela nous permet d’apprendre non seulement à communiquer ce que signifie notre œuvre, mais l’adapter et la valoriser – se valoriser. Là encore, le groupe permet un support indéniable puisque ce qu’on a produit est une représentation, en partie, de soi-même. Mais, à l’instar de ce que disait Maurice Dantec : (…) ce qui compte dans un livre, c’est ce qui se passe une fois que le lecteur l’a refermé. On aura compris que ce qui compte dans une œuvre, c’est ce qu’en interprète le récepteur, au moment où on l’expose, car elle ne nous appartient plus.


La folie c’est l’absence d’œuvre (Michel Foucault). Alors, profitez du moment qui vous est octroyé!


Mado :-)


[i] A. Jacques; A. Lefebvre. La création artistique… un en-deçà du désir. De Boeck Supérieur/Cahiers de psychologie clinique, 2005/1, no. 24, p. 222.

[ii] D. Anzieu. Le corps de l’œuvre. Gallimard, 1981.

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