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  • Madeleine Hamel

La créativité c'est du Carbone 14

Dernière mise à jour : 26 oct. 2023



Souvenir:

Nous pénétrons dans la marina. Le voilier, dégarni de son mât et de sa bôme, semble si petit sur son ber, et je me félicite d'avoir vaincu en partie ma peur des hauteurs, avec une envie presque étrange d'y grimper à chaque visite.


Le vent souffle bâbord et comme il est un peu frisquet, je m'activerai plutôt à astiquer l'intérieur du carré. Serge caresse chaque centimètre de son navire. Il teste, jauge, évalue, mesure, resserre, encastre, scie, polit, nivelle. Il ronronne. Il m'explique que sur un bateau, chaque chose doit être à sa place, chaque pièce bien entretenue. Je comprends que c'est une question de survie et c'est presque religieusement que je remets au bon endroit chaque morceau après l'avoir nettoyé. J'en mémorise l'emplacement. J'ai la chance de devenir une bonne équipière et je m'y applique.


Je l'observe, si patient devant ce rituel entretenu de l'ouvrage que j'ai soudain un profond respect pour cet homme à qui je me suis liée. Ô Capitaine, mon Capitaine! Serge est un phare, celui qui rabat mes extravagances à des proportions sensées. Non pas qu'il les aplanit, mais il arrive à me les faire questionner sous un autre angle pour voir si elles sont viables. Ces mots me ramènent à la simplicité des choses, ou plutôt à ma façon toute personnelle de complexifier les situations. Ca me tétanise, alors que Serge n'est jamais arrêté dans sa course. Moi qui ai toujours exécré la routine, Serge m'apprend que la répétition d'un geste amoureux peut en augmenter sa valeur et sa finesse au lieu de l'occire. La passion s'entretient au quotidien, par des petits gestes banals, sans coup d'éclat.

En le regardant ainsi penché dans la cale, je me sens soudainement envahie d'une grande tendresse amoureuse pour lui. C'est dans ces bras-là que je veux pouvoir me bercer au couchant de ma vie. Dans toutes les sphères de sa vie, le Capitaine est constance. Cette unique pensée calme mes tourments. Je sais qu'il est heureux là où il se trouve, et de le savoir ainsi me rend heureuse également.

Dix années ont passé et je retrouve cette même routine à la Galerie. Lundi, c’est l’accrochage. Les ateliers se succèdent. Jeudi, les vernissages. Vendredi, nous recevons les toiles pour l’exposition suivante. Nous montons la salle pour les ateliers : installer les chevalets, entrer et sortir les tables, mettre tout le matériel nécessaire disponible, répondre aux courriels, faire la mise à jour du site Web, se texter, se faire un café. Gérer les contrats, acheter le matériel et payer les factures, se faire un café. S’échanger des bisous, tenir les réunions de mises à jour, aller chez l’imprimeur, se faire un café. Trouver des nouvelles idées pour renouveler les ateliers, échanger, se raconter nos vies, se texter, se faire un café. Recevoir les gens avec notre plus beau sourire, leur offrir un café, et j’en passe… La passion s'entretient au quotidien, par des petits gestes banals, sans coup d'éclat. De nous voir aller ainsi, mon associée et moi, me rend heureuse.

C’est de la routine, certes, mais c’est avant tout de la constance. La répétition d’un geste amoureux parce qu’on aime ce qu’on fait. La passion ça se nourrit par ces petites attentions qui n’ont l’air de rien. Ouvrir la porte, échanger un sourire, se mettre au diapason de la musique, laisser émerger la créativité, l’accueillir quand elle vient (si elle veut bien venir). Habiter son antre, simplement.

Un jour, un ex m’avait dit que son année record avec la même personne ne dépassait pas 4 ans parce que la routine finissait toujours par avoir le dessus et qu’il s’emmerdait (pour celles et ceux qui se posent la question : j’ai fait 3 ans avec lui!). Je lui avais répondu que ça faisait 35 ans qu’il buvait son café à tous les matins et qu’il n’en était pas saturé pour autant. À mon avis, le problème ne résidait pas dans la même personne avec qui il partageait sa vie, mais plutôt en lui-même. Je crois qu’il n’a pas aimé! Mais c’est comme ça : l’ennui ne vient pas du fait qu’on fait la même affaire depuis des lustres, mais plutôt du fait que, peu importe ce qu’on fait, on ne ressent pas en soi de réelle gratification, de remise en cause et de spontanéité.

« Routine n’est pas organisation, pas plus que paralysie n’est ordre » (Arthur Heps).

Si vous avez appris à marcher, c’est parce que vous êtes tombé mille fois peut-être, mais vous ne vous en rappelez pas. Vous avez répété le geste, maintes et maintes fois, sans vous lasser. La créativité, c’est pareil. Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage… Oui, je suis comme vous, j’ai le syndrome de la toile blanche.

Au pire, si ça marche pas cette fois-ci, je repeindrai par-dessus. Et quand je serai morte, on pourra toujours passer mes toiles au Carbone 14 pour découvrir tout ce qu’il y avait en-dessous. Pis à ce moment-là, vous serez bien contents de posséder une de mes œuvres!


Mado

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